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http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/CONESA/15145
mai 2001 -  Page 23

Les soubresauts d’un Etat fictif
Le Tchad des crises à répétition

Etat emblématique des relations « historiques » entre l’Afrique et la France, le Tchad - pays enclavé d’Afrique centrale, aux frontières « impossibles », contestées par les communautés qui le composent - vit depuis quarante ans dans un état de crise permanente que Paris, à sa manière, contribue à entretenir, comme certains des pays voisins. Le président Idriss Déby, arrivé au pouvoir en décembre 1990 à la faveur d’un coup d’Etat « accompagné » par les services secrets français, cherche à se faire réélire le 20 mai, à la faveur d’un scrutin dénoncé par l’opposition comme une « mascarade ».

Par Pierre Conesa

Ancien haut fonctionnaire, auteur, notamment, de l’ouvrage Les Mécaniques du chaos. Bushisme, prolifération et terrorisme, L’Aube, Paris, 2007.


Tuons immédiatement quelques mythes ! L’enjeu de la crise tchadienne n’a rien d’économique. Dépourvu de toute ressource agricole, aquifère ou financière, le Tchad compte parmi les pays les moins avancés (PMA). La bande d’Aozou ne contient pas d’uranium, et les gisements de pétrole du Logone oriental et du lac Tchad sont inexploitables à des prix inférieurs à 20 dollars le baril, donc peu concurrentiels. Le pays, enclavé, ne possède que 250 kilomètres de routes asphaltées, concentrées autour de la capitale.

Avant la colonisation, des sociétés non centralisées sans organisation étatique dans le nord et le sud du pays, et des royaumes islamisés qui couvraient la zone sahélienne, comme le royaume Ouaddaï, coexistaient sur ce qui n’était pas encore « le Tchad ». Dans le Nord, les Toubou, Hadjerai, Guera vivaient du commerce transsaharien (sel, or...), achetant des esclaves - capturés dans les communautés animistes de la zone tropicale - aux royaumes du sud et les vendant au nord du Sahara. Dotés déjà de tous les attributs régaliens (monnaie de cauris, administration territoriale...), ces royaumes sahéliens étaient souvent en guerre entre eux, pour la prééminence du commerce.

Cette économie de l’esclavage a profondément marqué les mentalités : le sentiment d’une supériorité des nomades sur les gens du Sud, et des « Arabes » sur les « Noirs » est restée... La crise tchadienne pourrait donc se lire comme une des conséquences des « mouvements tectoniques » entre Afrique noire et Afrique arabe au même titre que l’irrédentisme touareg, ou la révolte du sud Soudan. Les frontières coloniales du Tchad ont enfermé dans un même espace l’eau et le feu : 200 ethnies, parlant plus de 100 langues, dont les groupes dominants ne sont que de fortes minorités : Arabes (15 % de la population), Saras au Sud (20 %). Des grands nomades guerriers du désert, coutumiers des rezzous, sans organisation même proto-étatique, doivent vivre à côté de populations d’agriculteurs sédentaires.

La conquête coloniale a rapidement détruit les Etats sahéliens, mais la pacification, difficile, n’a été complète au Tchad qu’en 1918, la zone nord - Borkou, Ennedi, Tibesti (le « BET ») - restant sous administration militaire française jusqu’en 1964, quatre ans après l’indépendance du pays. Dans cette région sous-administrée de l’Afrique équatoriale française, l’autorité de Fort-Lamy était plus théorique que réelle.

Comme dans beaucoup de pays africains touchés par l’esclavage, les peuples victimes de la traite se sont ralliés aux colonisateurs : les Sudistes, surtout sara (20 % de la population ; près de 1,5 million de personnes) ont adopté au moins partiellement religion chrétienne et enseignement occidental, formant ainsi les cadres indigènes de la colonisation, puis de l’indépendance. En revanche, les familles musulmanes ont exprimé leur résistance en envoyant les jeunes à l’université en Egypte et au Soudan.

La convention franco-britannique de 1899, puis les accords franco-italiens de 1936 avaient abouti à un découpage totalement arbitraire des frontières du pays. Les limites nord et est coupent des espaces dans lesquels se déplacent des grands nomades pour lesquels les terres de migration constituent des droits acquis qu’aucun poste frontière ne saurait remettre en question. Il n’existe donc pas de nation tchadienne, mais un ensemble de populations diverses ayant des conceptions très différentes de l’espace et du pouvoir.

Des populations exclues du pouvoir

Les grandes routes transsahariennes nord-sud ont été coupées et les voies commerciales réorientées vers le sud où est cultivé le coton exporté vers le Cameroun, qui occupe 40 % de la population agricole et fournit 30 % des recettes publiques. Les populations du Nord y ont perdu en richesse et en prestige.

Quand le président François Tombalbaye, premier chef de l’Etat indépendant, voulut « tchadiser » la vie politique du pays, il se limita à imposer aux fonctionnaires sudistes (membres du parti unique) le rite initiatique yondo, inspiré de son ethnie sara. Certains conseillers du Front national islamique du Soudan, proches de l’actuel président Idriss Déby, préconisent pour le Tchad une société fondée sur la charia qui exclurait 50 % de la population, chrétienne ou animiste. Aucun mode de prise de pouvoir - contre des forces étrangères (M. Hissène Habré) ou par renversement d’une dictature (M. Idriss Déby) - n’a créé de sentiment national unitaire durable, de nature à faire cesser la guerre civile.

Le pouvoir n’a jamais été qu’un instrument d’oppression et de soumission, pour les populations du nord et du centre exclues de la participation au pouvoir colonial, comme pour celles du sud, principales victimes du travail forcé qui suscita les révoltes de 1929 et 1930. Dans le Tchad indépendant, ce pouvoir est systématiquement pratiqué selon une conception autoritaire, clientéliste et patrimoniale, au bénéfice quasi exclusif du clan du dirigeant, et non comme un instrument de redistribution collective. Il y a eu, comme dans beaucoup d’Etats africains, « réappropriation » du pouvoir. Il n’existe pas plus d’Etat que de nation tchadiens.

La crise « moderne » a commencé dès 1963, trois ans après l’indépendance, et n’a jamais durablement cessé depuis, fonctionnant depuis quarante ans selon une mécanique cyclique :

- Un pouvoir dictatorial à base clanique s’installe. Par exemple celui du président Tombalbaye qui, dès 1962, interdit les partis d’opposition, et dès 1963, par les exactions de ses agents, suscite des rebellions. Il en a été de même avec les régimes de M. Habré, ou aujourd’hui de M. Déby : les avantages du pouvoir sont réservés aux membres du clan présidentiel ; les ressources de l’Etat systématiquement pillées. M. Habré a mis en coupe réglée, à son bénéfice et celui de ses militaires goranes, les rares ressources publiques.

- L’Etat perd rapidement ses moyens, puisque les fonctionnaires ne sont plus payés et vivent de la corruption et de l’exaction. Parfois le régime n’a même plus les moyens de payer ses mercenaires, qui doivent vivre sur le pays. La répression frappe les ethnies insoumises (aujourd’hui, les Saras du Sud).

- Peu à peu, la révolte gagne le pays, autour des ethnies insoumises et de celles qui s’estiment simplement défavorisées. M. Déby, alors chef d’état-major de M. Habré, avait organisé la révolte des Bideyat et des Zaghawas, qui avaient pourtant soutenu le chef de l’Etat lors de sa prise du pouvoir en 1979.

- La base sociale du régime rétrécit et l’oblige à utiliser la répression. Les populations civiles subissent les pertes les plus nombreuses : de l’ordre de 40 000 morts sous M. Habré.

- Le mouvement d’insurrection s’amplifie et finalement prend le pouvoir, en général sans combats significatifs, tant les forces du régime sont affaiblies. Ainsi, M. Déby mène son expédition sur la capitale avec 500 hommes au départ et 2 000 combattants à la fin. M. Youssouf Togoïmi, un ancien minis tre, qui conduit actuellement une rébellion dans le Nord, contrôlant le massif du Tibesti, rêve d’en faire autant.

- Le nouveau pouvoir, qui tire sa légitimité de sa victoire militaire, promet la « réconciliation nationale ». Les Tchadiens sacrifient volontiers à ce cérémonial, qui en est déjà au dixième ou onzième épisode depuis l’indépendance. Un gouvernement « d’union » est créé et un texte « définitif » de l’impossible unité est adopté (Charte fondamentale en 1978, Acte fondamental en 1982, Charte nationale en 1991...).

- Progressivement, la fiction consensuelle se fissure avec l’autoritarisme croissant du chef d’Etat, qui refuse de se dessaisir des avantages qu’il tire du pouvoir (exemple : le différend entre M. Déby et son ministre des finances sur les ressources de la Cotontchad...) ou qui garantissent sa prééminence et celle de son ethnie (refus de M. Déby que la Garde républicaine soit incluse dans la politique de réduction des combattants...). L’assassinat d’opposants devient un mode de gestion politique (1). Les deux points de blocage demeurant les mêmes : le partage des ressources publiques et la constitution d’une force publique.

- L’internationalisation de cette guerre clanique peut se produire à n’importe quel stade, chacune des factions allant chercher appui à l’étranger, en fonction de ses liens ethniques traditionnels, de ses besoins d’argent ou d’armes, de solidarités religieuses ou politiques, de sa capacité de propagande ou de ses objectifs affichés... Chaque pays allié (dont la France, mais aussi la Libye) se voit sollicité pour payer les salaires des fonctionnaires, former des cadres, mettre en place de nouvelles structures militaires et régler les soldes...

Ingérences française et libyenne

D’ailleurs le discours des belligérants vise, le plus souvent, à séduire ces soutiens internationaux. Dans son programme, le Frolinat promettait « la terre à ceux qui la cultivent », alors que ses forces étaient composées de nomades. Les conflits de personnes, les querelles ethniques demeurent plus explicatifs que les principes politiques. Le véritable objectif de la guerre n’est pas tant l’Etat, la maîtrise du territoire ou des populations, que le contrôle des ressources - d’ailleurs assez limitées - que procure le pouvoir à N’Djamena. Aucun des chefs de guerre qui se sont succédé n’a mis en œuvre l’amorce d’un début de politique publique.

D’autre part, les causes de conflits dépassent très largement les motifs de réconciliation. Si, traditionnellement, on opposait gens du Nord et gens du Sud (époques Tombalbaye et Malloum), les guerres ont ensuite opposé les nomades du Nord entre eux - M. Goukouni Oueddei (Toubou) contre M. Habré (Gorane), puis M. Habré contre M. Déby (Zaghawa)... Les oppositions religieuses ont pris différentes formes : persécutions contre les musulmans à l’époque Tombalbaye, massacres de chrétiens ou d’animistes au sud par les gardes républicains de M. Déby.

Mais le critère religieux, musulmans/chrétiens, ne suffit pas pour expliquer les luttes entre MM. Goukouni, Habré et Déby, tous musulmans. La forme la plus... pacifique de cette fragmentation sociale demeure probablement la multiplicité des partis politiques existant au Tchad (sans compter les opposants de l’extérieur).

Dès le début, l’ingérence des pays frontaliers a été manifeste, soit par ambition impériale (Libye ou Soudan), soit par crainte d’éventuels effets en retour sur leur territoire (Soudan, Nigeria, Libye, Cameroun). Mais aucun voisin n’a réussi à trouver une issue à la crise. Le Nigeria, le Cameroun, le Niger et la Libye ont tenté les conférences de réconciliation de Kano I et II en mars 1979. Le Nigeria, la Libye, le Soudan, le Sénégal, le Bénin, le Congo, le Liberia, la Guinée et l’OUA ont essayé, à Lagos en août 1979, une autre médiation. Opération renouvelée à Douguia en novembre 1979, avec le même insuccès. Menaces et pressions n’ont pas plus réussi.

Aucune puissance n’a tiré de durables avantages d’une intervention dans la crise. La Libye a ainsi soutenu alternativement, et avec les mêmes déconvenues, MM. Habré, Oueddei et Déby. Aucun des responsables tchadiens n’a accepté de reconnaître la légitimité de la revendication de Tripoli sur la bande d’Aouzou.La « réconciliation définitive » de 1998 n’en a que le nom. Lorsque l’un des Etats frontaliers obtient un avantage significatif, il fait l’union sacrée contre lui. Ainsi en fut-il de la décision d’union du Tchad et de la Libye proclamée en 1981, qui suscita l’opposition de tous les pays africains et des factions tchadiennes contre Tripoli. Il en serait de même si le Soudan obtenait des avantages palpables à N’Djamena, par sa politique de mili tantisme islamique qui ne manquerait pas de faire réagir le Nigeria, inquiet de la tendance sécessionniste de sa région Nord. L’alliance d’une faction tchadienne avec un pays frontalier se révèle donc par nature fragile et circonstancielle.

Chacun des Etats africains acteurs craint des effets de retour de cette crise : le Nigeria sur les Etats du Nord, la Libye sur ses propres nomades, le Soudan sur la rébellion au Sud. Il est vrai que les frontières représentent plus une velléité administrative qu’une réalité politique pour des populations dont les conceptions de l’espace ne sont pas « figées ». Le Tibesti ouvre sur le même désert au nord et au sud, l’est se situe dans la continuité du Darfour soudanais peuplé de Zaghawas, les mêmes Peuls migrent sur tout l’espace sahélien...

La France s’est investie au Tchad pour défendre un régime qu’elle avait mis en place après l’indépendance. Peu à peu, elle est entrée dans la logique de crise avec les mêmes options que les autres (choix d’un clan vainqueur, logique de puissance...) ; mais pas plus que les autres elle n’en a tiré un avantage durable. Au contraire, elle a largement contribué à déresponsabiliser les Tchadiens, remplissant les caisses publiques chaque fois qu’un nouveau chef d’Etat, issu d’une action militaire, promettait la « réconciliation nationale » et la « démocratie ».

Paris s’est brouillé par à-coups avec les autorités de N’Djamena - en mars 2000, son ambassadeur a été expulsé du pays, un an après l’expulsion de l’attaché de défense et des agents des services de renseignement. On peut s’interroger : la France choisit-elle de faire le « gros dos » et d’y maintenir des troupes parce qu’elle croit à une issue, ou parce qu’elle ne veut pas démentir quarante ans de « politique tchadienne » ? Ni perdre - après la Centrafrique - son dernier point d’appui en Afrique centrale ?


(1) Par exemple l’assassinat d’Outel Bono par le président Tombalbaye en 1973, d’Idriss Miskine en 1984, ou d’Abbas Koty plus récemment.



http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/CONESA/15145 - mai 2001
Tag(s) : #Actualités Tchadienne
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